Le management par France Telecom: 100% aux actionnaires
Ca cogite, chez France
Telecom/Orange. On a épluché les 80.000 réponses rendues au questionnaire
par les salariés à la mi décembre, et on a pondu quatre rapports qui ne sont
que des « documents de travail ». C’est-à-dire qu’en principe ils ne
circulent que parmi certains membres de la direction. On se rappelle qu’après
la vague de suicides, la direction de FT a
suspendu pendant trois mois le plan de mobilité interne,
particulièrement anxiogène pour les salariés.
Car il s’agit bien de remettre
complètement en cause l’aspect humain du management, complètement ignoré depuis
des années. Un cas d’école, car aujourd’hui les managers ont le nez collé sur
le cours de bourse, seul indicateur valable selon eux.
Depuis
le milieu des années 90, on assiste au passage d’une entreprise publique avec
une mission de service public à une multinationale dans une pure logique
capitaliste. Depuis 1997, FT est côté sur Euronext et sur le NYSE, ce qui
implique que l’on sépare les résultats des filiales et du groupe, qu’on évalue
les « performances » de FT en regardant seulement le cours de
l’action. De la pure vision à court terme qui finit par déconnecter
complètement le cours de l’action de la performance réelle de l’entreprise.
Apparemment,
on ne manque pas d’expertises sur le fonctionnement du groupe : une centaine a
été réalisée depuis 2005, avec un pic de 38 pour la seule année 2008. Pourtant,
il n’y a eu aucun travail pour les regrouper et les analyser globalement. Et
puis, il y a des cabinets qui tiennent à leur droit de propriété sur les
documents, et qui ne veulent donc pas les transmettre au cabinet Technologia,
qui réalise le rapport actuel.
On
explique la dégradation des conditions de travail et l’augmentation du stress
par :
- « Un changement important dans la nature de
l’entreprise » : il s’agit d‘abord d’un plan intitulé
« Ambition France Telecom 2005 » en 2002-2005 sous l’ex conseiller de
la banque Rothschild Thierry Breton, puis par le plan « NEXT » en
2006-2008, sous Didier Lombard, pour qui le suicide est une « mode ».
Le premier plan était destiné à faire des économies, et NEXT, d’après le
rapport lui-même, servait à « inscrire
l’entreprise dans une logique guidée par les exigences de court terme des marchés financiers » (en gras dans le
rapport). C’est-à-dire ni plus ni moins que d’engraisser lesdits actionnaires
au maximum. Et, poursuit le rapport, on a imposé ça à des salariés déjà « fortement sollicités (contractions [de
personnel], mobilités, changements de
métiers) ».
- La
vision à court terme du management, qui ne correspondait pas au fonctionnement
des salariés, sur le moyen et long terme.
- « de vrais questionnements au niveau de la
culture managériale, de la gestion des ressources humaines et de la politique
de prévention au sein de France Télécom ». Puis, on explicite : « nous avons identifié ce que nous qualifions
de « non conduite » du changement couplée à une organisation des ressources
humaines décalée ».
Recadrage
On
rappelle aussi que le passage de FT à la concurrence et à la fin du monopole,
au moment de l’éclatement de la bulle Internet, a porté l’endettement du groupe
à 68 milliards d’euros. FT, certes, s’est complètement désendettée. Au point
que depuis 2005, le bénéfice tourne autour de 35- 37% par an. Les
actionnaires doivent être contents puisqu’on leur a reversé 53,7% des bénéfices en 2007 ! Il est donc bon de
rappeler que l’endettement du groupe n’était pas le fait des employés mais
d’une gestion hasardeuse du groupe. On a d’ailleurs beaucoup tapé sur les
effectifs, passés de 170.000 en 2000 à 100.000 aujourd’hui. Mais on a aussi
diminué les CDD et l’Intérim…
Dès
le début des années 2000, FT se met à racheter à tout va des boîtes un peu
partout (et souvent au prix fort, en pleine bulle internet), histoire d’être
gros face à la concurrence, ainsi que pas mal de licences. Alors on s’est
endetté à coups de milliards d’euros : en trois ans, de 1999 à 2002, la
dette a explosé, de 14,6 milliards d’euros à 68 milliards. Pour un euro de
bénéfice, FT avait 6 euros de dette, et 8,3 milliards de pertes fin 2001.
Le
plan NEXT a été une horreur totale pour les salariés, mais il fut une vraie
réussite pour els actionnaires : le dividende net par action versé aux
actionnaires en question a augmenté de 40%, le désendettement a diminué de 25%.
Youpi. Dans le même temps, les accidents de travail ont
augmenté de 18%, mais
bref.
Côté
management, la politique était claire : mettre les salariés dans
l’incertitude la plus totale. Les cadres changent de poste tous les trois ans,
n’importe qui peut être muté n’importe quand ailleurs dans le groupe, dans un
autre métier, et parfois il doit trouver lui-même une place quelque part dans
le groupe !
Reprenons
le rapport :
« La logique de création de valeur pour l’actionnaire,
annoncée dès 2006, va
s’accompagner de :
- la
mise en place d’une organisation qui va modifier profondément le
management et la gestion des
ressources humaines ;
- un changement assez
radical du mode de management qui dorénavant va
s’appuyer
notamment sur la mesure d’indicateurs de productivité et
l’objectivation
d’une partie des salaires ;
- une
accélération des changements à partir de 2006, dans une logique
guidée par une temporalité de court
terme des marchés financiers :
annonces trimestrielles d’objectifs et
des résultats, distribution de
dividendes, etc. »
Le
deuxième point, le management qui se base uniquement sur des indicateurs jugés
« objectifs » de productivité deviennent monnaie courante dans le
monde de l’entreprise.
Pour
les salariés, cela s’est traduit par :
- des
changements de métier, dus à la politique de FT mais aussi aux évolutions
technologiques, mais formations insuffisantes.
- Spécialisation
des tâches
- Réorganisation
permanente doublée d’un manque d’information
- Hypercentralisation
de la prise de décision
- la
« fragmentation du collectif de travail », à cause de la mobilité
constante entre les postes de travail et les sites du groupe.
- une
« nouvelle logique économique ». Ou quand l’usager devient un client,
et que l’essentiel est d’enrichir les actionnaires.
- Intensification
du rythme de travail. Objectifs souvent irréalistes pour les cadres.
- Perte
d’autonomie dans le travail, ou à l’inverse, aucun cadre cohérent
- Des
départs sous pression surtout pour les fonctionnaires
- Des
objectifs chiffrés et une individualisation des salaires et de l’évaluation.
- Des
mutations entre les sites du groupe mais aussi à l’intérieur du même site entre
différents services (14.000 entre 2005 et 2008), où les employés doivent
parfois trouver eux-mêmes une place vacante.
- Augmentation
des effectifs de commerciaux, de 47,2 à 51,2% des effectifs du groupe.
- En
France, les effectifs ont diminué de 30% entre 2001 et 2008, dont 94% de
fonctionnaires.
- Individualisation
des rémunérations et des évaluations.
- Isolement
dans le travail
- Dégradation
des relations individuelles au travail
- Manque
de possibilités d’évolution professionnelle, contrairement à ce qui était le
cas avant
- Et
évidemment, une forte augmentation des problèmes de santé
En
dehors de cela, il n’y avait aucune structure pour que les salariés soient
entendus, le management ayant clairement montré que ce n’était pas dans ses
préoccupations d’écouter les salariés. Des médecins du travail ont même démissionné (du moins parmi ceux qui n’ont pas été
poussés à la porte par la Direction1])
pour protester contre cette absence d’écoute des salariés, mais aussi des
médecins du travail qui tirent la sonnette d’alarme depuis des années au niveau
des risques sanitaires mais aussi des dysfonctionnements dans la gestion
humaine de l’entreprise.
En
juin 2005, Lombard annonce le plan Next (Nouvelles Expériences Technologiques),
basé sur « un modèle renouvelé de
croissance profitable ». De la poésie…
Le
numéro 2 du groupe depuis 1996, Weiness, viré en octobre 2009 suite à la vague
de suicides, a expliqué qu’il s’agissait d’ « un réel changement
d’ordre de grandeur guidé par quatre principes fondamentaux : la rupture, la
vitesse, l’anticipation et la qualité. Cette nouvelle logique va profondément
bouleverser les process et la culture de travail au sein du Groupe ».
Les objectifs étaient ambitieux : + 7% de
chiffre d’affaires, « fort accroissement de la distribution aux
actionnaires » : jusqu’à 45% du bénéfice, diminution du
désendettement de 25% en trois ans, augmentation de 7% du chiffre d’affaires…
On
en a remis une couche avec le plan « Orange 2012 », lancé en mars
2009. L’objectif ? Une « rémunération attractive » pour les
actionnaires avec « un niveau de distribution
supérieur ou égal à 45% » (du bénéfice, ou de la marge brute opérationnelle
en jargon), évidemment. Toute la presse financière, ainsi que moult analystes
financiers (pas des sociologues) ont d’ailleurs applaudi en 1999, quand les dirigeants de FT ont annoncé
qu’ils allaient soigner les actionnaires. Ils ont même continué à applaudir malgré la dégradation constante des
conditions de travail, suivant exactement la courbe du cours des actions…
Accessoirement, il faut rappeler que l’Etat
possède un peu plus de 13% des parts2], la Caisse des dépôts et consignations,
14,7% tandis que les salariés plafonnent à 3,7%, et que les « actionnaires
institutionnels » détiennent plus de 64%3].
L’investissement est limité à 12 ou 13% du chiffre d’affaires, on cherche à
économiser 1,5 milliard d’euros par an.
Pourtant, on n’a pas manqué
d’alertes
Mais
clairement, certaines alertes, du Comité d’Hygiène de FT ou même de
l’Inspection du travail, « ont été
contestés par la Direction pour ensuite être validés par les Tribunaux de
Grande Instance, qui ont estimé que des risques graves étaient avérés et que le
recours à l’expertise était fondé », nous dit le rapport de
Technologia.
De
fait, on commençait à s’inquiéter : une centaine de rapports ont été
réalisés au sujet des conditions de travail entre 2005 et 2009, dont 58% en
2008 et 2009. On y parle de « dégradation des conditions de
travail », de « gestion des ressources humaines », de
« risques psychosociaux », de « stress », de
« dépressions », de « prises d’antidépresseurs », de
« pensées suicidaires »…
En
Ile de France, huit rapports sur dix mentionnent des problèmes de santé au
travail. L’un d’eux évoque des pensées suicidaires liées au travail, mais aussi
des crises de larmes, de panique, la prise d’antidépresseur, bref « un
état de santé très préoccupant » de certains salariés. Cela donne une
belle image de l’ambiance dans les sites de FT/Orange.
Au
final, tous les changements ont été faits à la hâte, sans moyens, sans
préparation (à tel point que de nouveaux bâtiments sont non conformes). Des
problèmes qu’on retrouve à peu près sur tous les sites étudiés de FT. Ainsi, à
Cahors, cinq salariés ont fini en arrêt dépression après un changement de « process »,
comme ils disent, et trois autres sont dans un état préoccupant. Les plus
fragiles des salariés, ou ceux qui ne sont pas en forme, se disent qu’ils ne
vont jamais arriver à faire face à la charge de travail, se sentent isolés etc.
40% des salariés de ce site ont été mutés de trois à cinq fois.
Particulièrement
représentatif : 56% des salariés interrogés sur le site de Cahors prennent
des médicaments, 80% disent souffrir de « perturbations
psychologiques » telles que des insomnies, et 60% se déclarent en
« état de mal-être ». A Bordeaux, 60% sont stressés, 41% en
« souffrance mentale », dont la moitié des télé conseillers. Partout,
les salariés parlent de « manque de reconnaissance », de
« stress », de changements de métier forcés…
A Rouen, on a mené une
expertise à la suite de la tentative de suicide d’un salarié par
défenestration, le 26 mai 2008, après une altercation entre deux chefs au sujet
des réorganisations incessantes. Là, la Direction a considéré qu’il s’agissait
d’une altercation entre deux personnes et a isolé celui qui a tenté de se
suicider.
Le rapport a calculé que
l’absentéisme a augmenté de 7% entre 2006 et 2006, la durée moyenne des arrêts,
de 28%, et chaque salarié est en moyenne absent 10,8 jours par an.
On voit partout qu’un fossé
s’est creusé entre les cadres et les équipes, une incompréhension totale s’est
installée entre les problèmes vécus sur le terrain et les délires de la
Direction, qui ne tient absolument aucun compte des remarques de la base pour
améliorer le travail sur le terrain. Par exemple, FT a externalisé certaines
assistances téléphoniques en Egypte, si bien que pour avoir une réponse à un
problème il faut 48 heures là où il fallait juste un coup de fil à un collègue
avant. Mais, comme le collègue a changé
de métier et de site, impossible de l’appeler. La Direction voit seulement
qu’elle a réduit le « coût » du service d’assistance sans comprendre
qu’en réalité elle perd de l’argent en rallongeant le temps des procédures et
en complexifiant le travail des salariés.
L’individualisation du
travail et de l’évolution professionnelle mènent à un isolement, des rivalités,
voire une absence totale d’éthique chez certains salariés, ce qui oblige les
autres à suivre ou à s’écraser. On a fait de l’entretien individuel LE moyen
d’évaluation idéal, quantitatif et qui a l’air rationnel, si bien que cette
politique est considérée comme « un problème récurrent et structurel au sein de
France Telecom ». On en arrivait au point où les Comités d’Hygiène
devaient donner des conseils au management ! Pourtant, ces crânes d’œuf
sont censés savoir manager, justement…
Et puis, il y a le manque
de formation pour répondre aux objectifs, une vision à court terme qui empêche
de savoir où on va… Alors c’est sûr : quand on vire des centaines de
responsables des relations humaines un peu partout, à tel point qu’un site
comme Rennes, avec un bon millier de salariés, n’en avait plus un seul il y a
encore six mois, on risque quelques dérives.
Ces
résultats, bien sûr, ont été communiqués à la Direction. Avec un grand
« D », puisqu’ils y tiennent. Mais à part porter plainte, on n’a pas
fait grand-chose. Les impressions du Comité d’Hygiène selon lesquelles la
Direction est « psychorigide » et « ne veut pas changer »,
étaient vraisemblablement fondées. Mais, bref. Nous avons eu là l’exemple du
management moderne, encensé par les « économistes », les idéologues
de l’ultra libéralisme. Quand l’actionnaire compte plus que les salariés, quand
la rémunération de l’actionnaire passe avant l’investissement, les dérives sont
imparables.
Enfin, précisons que cette « mode » du suicide au travail ne date que
des années 90, au moment où l’orthodoxie ultra libérale est devenue un Dogme.
[1] Une dizaine de médecins du travail de
France Telecom (sur 70
au total) a démissionné fin novembre à la suite de pressions de la direction du
groupe. Accessoirement, ces médecins accusent la direction de les pousser à
rompre le secret médical.
[2] Alors qu’en 1999, il en détenait 63,6%
[3] Quant au reste de l’actionnariat, dit « individuel », qui reste fort mystérieux, il y a un nombre important d’actionnaires (1,5 million) individuels qui ont racheté des actions de l’Etat parfois à crédit. Comme FT est sur le New York Stock Exchange, il y aussi une part d’actionnaires américains (3% en 1999). Il y a encore les 25 millions de stock options distribuées aux hauts cadres du groupe. L’ERAP (Entreprise de Recherches et d Activités Pétrolières, liée à l’Etat) en possède quant à elle 3,5%.