Outreau, la chape de plomb
L’affaire d’Outreau est classée, la vérité judiciaire est passée, et pourtant au vu des évènements récents et à venir, on a tendance à oublier une partie au moins de cette vérité judiciaire : 12 enfants reconnus victimes. Un documentaire, des livres sortent ces temps-ci pour le rappeler. L’occasion pour nous aussi de faire le point sur un scandale dont on n’a probablement pas fini de parler…
Nous allons aborder cette affaire en plusieurs volets.
- 1. Outreau, la chape de plomb
On n’a pas le droit de parler d’Outreau, mais on va en parler quand-même.
Pourquoi ne peut-on en pas en parler ? D’abord parce qu’il s’agit d’une affaire jugée, et qu’en vertu de « l’autorité de la chose jugée », on n’a pas le droit de remettre en cause une décision de justice, du moins pas publiquement.
On n’a pas le droit de dire qu’il y a eu plus de victimes que ce qu’a dit la justice en appel. On ne peut pas dire que les acquittés sont coupables de quoi que ce soit, même si l’absence de preuves (dans le chef de la Justice) n’est pas automatiquement synonyme d’innocence, et on ne peut évoquer aucune pièce du dossier[1]. Mais il reste encore possible de parler de certains aspects du dossier. Ouf.
Ensuite, on ne peut pas en parler parce que la Doxa au sujet d’Outreau, c’est de se lamenter sur le sort des victimes, j’entends le groupe de personnes acquittées. Remettre en cause ladite Doxa s’avère pour le moins risqué, car l’accusation de « théorie du complot » ou carrément de fantasme n’est jamais loin. Et puis, il y a la fameuse « vérité judiciaire », si immuable. Bref, passons, et tentons de dire ce que l’on peut dire aujourd’hui.
On va donc parler d’Outreau, car d’excellents journalistes s’y sont collés. Ecœurés par la tournure qu’ont pris les évènements, ils ont décidé de montrer l’autre point de vue, celui des victimes. Mais, les victimes dont nous allons parler nous sont les enfants abusés. Quitte à se faire traiter de « révisionniste » ou « négationniste » par les avocats des acquittés. Car, 12 enfants ont été reconnus victimes par la Justice en appel, et on a trop tendance à l’oublier.
Deux journalistes chevronnés ont donc décidé, via un documentaire et un livre témoignage pour Serge Garde, via un livre (avis aux éditeurs) sur l’affaire pour Jacques Thomet, de donner la parole à ceux qui se sont sentis bafoués une deuxième fois en voyant sortir libres la plupart des adultes qu’ils avaient accusés de les avoir violés.
En 2009, Marie Christine Gryson, expert qui a suivi 15 des 17 enfants reconnus victimes à Outreau -et d’autres, et qui avait déclaré crédibles les propos des enfants, a publié « Outreau, la vérité abusée », un livre dans lequel elle souligne que l’on a mis de côté la parole des enfants. Douze enfants ont finalement été reconnus comme victimes[2]. Et ce que dénonce surtout Marie-Christine Gryson, c’est qu’aujourd’hui Outreau est perçu comme l’exemple même de la dérive qui survient quand on « sacralise » la parole des enfants. Le public retient que les victimes, ce sont les « ex accusés », et on oublie les enfants, quand ils ne sont pas simplement perçus comme de dangereux mythomanes. Sauf que 12 ont été reconnus dans leur condition de victime, et ça aussi c’est la vérité judiciaire. L’autre vérité. Judiciaire elle aussi, mais oubliée…
Si ceux qui croient les enfants victimes n’ont pas le droit de critiquer « la vérité judiciaire », il semble que ce ne soit pas le cas des acquittés, comme Dominique Wiel, qui ne s’est pas gêné pour écrire dans un bouquin qu’il n’a jamais cru à la culpabilité des parents Delay, pourtant condamnés même si la peine était dérisoire, ni à celle des deux autres coupables. Il estime même que les enfants reconnus victimes ont menti, et avec eux les experts qui les ont trouvés crédibles et ceux qui ont décelé chez eux des traces d’abus sexuels répétés. Wiel, lui, a donc le droit de remettre en cause la justice, pas ceux de l’autre camp ?
Fin 2011, l’ex journaliste de L’Humanité Serge Garde a donc publié « Je suis debout », à la suite de nombreux entretiens avec Kévin Delay, alias Chérif, le fils aîné de Myriam Badaoui et Thierry Delay, qui ont été condamnés respectivement à 15 et 20 ans de prison (le maximum), notamment pour proxénétisme[3]. Devenu adulte, Chérif a voulu défendre la parole des enfants qui selon lui n’a pas été entendue lors des procès et encore moins après. Sans pour autant, bien sûr, remettre en cause les acquittements lors du procès en appel. Ce qui relève de l’équilibrisme, mais nos lois l’y obligent.
A l’époque où les faits ont été découverts, en 2000, Chérif s’en voulait déjà de ne pas avoir sorti ses frères de ce bordel pour pédophiles qu’était devenu le logement social de leurs parents. En 2011 il a voulu parler pour les mêmes raisons : « J'aurais pu sauver mes frères et les autres enfants si j'avais parlé plus tôt, mais j'étais menacé de mort. J'ai été lâche... ». Chérif a donc voulu dire une nouvelle fois dans ces documents qu’il a été victime de viols commis par ses parents « et sept autres adultes », dont deux seulement ont été envoyés en prison.
En janvier 2012, Serge Garde a sorti un documentaire, produit par Bernard de la Villardière, et sponsorisé par Innocence en Danger, intitulé « Outreau, l‘autre vérité », pour redire la vérité des enfants victimes et de ceux qui ont jugé leurs propos crédibles. Comme le dit ce journaliste devenu un spécialiste des réseaux pédocriminels, « On a installé depuis dix ans une seule vérité, au détriment d'éléments qui figurent pourtant dans le dossier d'instruction »[4]. Comme l’a dit Chérif Delay en parlant des enfants victimes : « on nous a humiliés, on nous a insultés ».
Pour planter le décor, de 17 accusés, on est passé à dix[5] puis quatre condamnés en appel : le couple Delay et leurs voisins, David Delplanque et Aurélie Grenon, qui ont été condamnés à 6 et 4 ans de prison. Quant aux victimes, on est passé de 23 victimes potentielles à 16 puis 15 et 12 en appel.
L’affaire a démarré par un signalement de plus de la part des services sociaux fin 2000, qui a mené à une enquête[6] et à la suspension des droits d’hébergement des Delay. Très vite, Myriam Badaoui et Thierry Delay sont incarcérés pour des viols sur leurs enfants. Tout aurait commencé, selon les enfants Delay, lors du Noël 1995, quand Thierry Delay a offert une cassette pornographique[7] aux enfants. La soirée a ensuite consisté à imiter ce qu’il y avait dans le film avec Myriam Badaoui, en obligeant les enfants à regarder et à participer.
L’affaire a vite pris de l’ampleur, les enfants Delay désignant pas moins de 16 victimes et de nombreux coupables. Leur mère et un couple de voisins, dans une moindre mesure, se sont également mis à table et ont désigné les mêmes personnes. Puis, au fils de l’instruction d’autres enfants parlent, et on se retrouve avec 17 accusés, plus un autre décédé en prison, et un handicapé reconnu irresponsable.
Beaucoup de témoignages des enfants se recoupent, mais dès les premières semaines de l’instruction, le nombre de personnes citées comme étant parmi les abuseurs est impressionnant.
Puis, viennent les histoires des virées en Belgique et du meurtre d’une petite fille, les rétractations puis confirmations de Badaoui et de certains de ses coaccusés, pendant que la plupart des accusés nient en bloc. Thierry Delay, lui, reste mutique. Sauf au parloir, mais bizarrement les propos qu’il a tenus à sa famille sur ses virées en Belgique n’ont pas retenu l’attention des jurés.
Ce sont surtout les enfants Delay qui ont parlé, et Kévin, l’aîné, en premier. De son vrai nom Chérif, le jeune homme est aussi celui qui veut parler aujourd’hui en son nom et en celui des autres victimes.
La parole n’a été facile à libérer dans cette affaire. Manifestement, les enfants ne voulaient rien dire au début. Et encore aujourd’hui, la plupart des enfants continuent de se taire. Selon les enquêteurs, « aucun [des enfants victimes désignés par les Delay] ne pouvait ou ne souhaitait se livrer de manière significative pour l’enquête. Certains se mettaient à pleurer à l’évocation des visites chez les Delay. Plusieurs se réfugiaient dans un mutisme complet ». La seule à dire quelque chose lors de la première audition est la fille des deux autres coupables, David Delplanque et Aurélie Grenon, mais l’examen médical ne montre aucun « traumatisme au niveau de la région périnéale ainsi que toute pénétration vaginale »[8].
Quand les enfants sont rentrés dans les détails et ont commencé à parler, ils n’accusaient pas tout le monde sur le même plan. Par exemple, s’il ne s’agissait « que » d’attouchements, les petits le précisaient. Ils disaient aussi quand ils n’avaient pas vu l’adulte faire quelque chose à d’autres enfants. Quand les faits ne se sont déroulés qu’une seule fois, les enfants le précisaient aussi. Mais, quand ils avaient vu quelque chose, ils essayaient de dire qui était présent et qui état victime. Pourtant en écoutant les médias, on avait l’impression que les enfants avaient accusé tout l’immeuble sans aucun discernement.
A la fin de l’instruction, 24 enfants de 10 familles différentes étaient admis comme étant des victimes potentielles et avaient été placés en foyer ou en famille d’accueil par mesure de protection. Quant aux auteurs potentiels, ils étaient au nombre de 18. Une grande partie des adultes mentionnés par les enfants n’a donc pas été inquiétée outre mesure, faute d’éléments à charge suffisants.
Mais, il faut préciser que l’instruction a été limitée dans le temps puisque beaucoup de prévenus étaient placés en détention préventive, ce qui a empêché d’investiguer réellement sur de nombreuses pistes.
Bref, que reste-t-il d’Outreau ? Un sentiment général que les enfants sont des menteurs, un exemple mis en scène d’erreur judiciaire. On se rappelle des documentaires sur les acquittés[9], ainsi que du film sur Alain Marécaux sorti récemment, où l’on bafoue une fois de plus la parole des enfants puisqu’on fait comme si rien ne s’était passé.
Et deux vérités judiciaires : 12 enfants reconnus comme victimes et quatre adultes condamnés pour viols voir proxénétisme d’un côté. De l’autre, 13 acquittés.
Aujourd’hui, il ne reste plus que Thierry Delay en prison. Et tous ces enfants victimes qui sont passées pour des affabulateurs.
[1] Même si Florence Aubenas, qui a rédigé un livre (« La méprise : l’affaire d’Outreau »), a carrément admis devant la commission d‘enquête parlementaire qu’elle avait consulté le dossier d’instruction, et cela avant même que la procédure soit terminé puisque son livre est paru deux mois avant le verdict en appel. Après avoir vu le dossier d’instruction, donc, celle-ci a conclu que les enfants ont dit n’importe quoi, et tente d’en expliquer les raisons dans son livre.
[2] En 1ère instance, 15 enfants ont été reconnus comme victimes, puis 12 en appel à Paris car trois se sont rétractés entre temps. L’une des victimes n’a pas été prise en compte car les faits étaient postérieurs à la période d’infraction retenue pour cette affaire.
[3] En première instance (les condamnés définitifs n’avaient pas fait appel) Myriam Badaoui a été condamnée pour les viols de sept enfants, pour des agressions sexuelles sur dix enfants, ainsi que pour proxénétisme sur ses quatre fils et corruption de onze enfants. Elle a été libérée sous conditions en novembre 2011. Thierry Delay a été reconnu coupable des viols de neuf enfants, d'agressions sexuelles sur six enfants, de proxénétisme sur ses quatre fils et de corruption sur douze enfants. Pour le proxénétisme, la question de savoir si les deux seuls clients étaient bien les deux voisins condamnés en même temps que le couple Delay, et qui vivaient dans des conditions aussi précaires.
[4] Sachant que bien sûr, il est interdit de mentionner des éléments de dossier d’instruction sauf lorsqu’un journaliste est poursuivi pour diffamation et veut prouver ce qu’il dit. Car, il s’agit d’une violation du secret professionnel (des fuites, qui sont tolérées dans un sens mais pas dans l’autre), et d’une violation du secret de l’instruction si elle est encore en cours.
[5] Frank et Sandrine Lavier, Thierry Dausque, Daniel Legrand fils, l’huissier Alain Marécaux et le prêtre Dominique Wiel ont été condamnés à des peines allant de 18 mois de prison avec sursis à sept ans ferme en première instance. Sept personnes ont été acquittées.
[6] Cela faisait déjà plus de cinq ans que différents signalements avaient été faits par les écoles des enfants Delay. 1ers signalements en 1995 pour Dimitri. Les services sociaux ont rédigé au moins six notes à l’attention de la justice, entre novembre et fin décembre 2000.
[7] Chez les Delay, les enquêteurs ont trouvé 163 cassettes pornographiques, 60 films d’horreur, une cassette des ébats sexuels de Delay et Badaoui, ainsi qu’une mallette pleine de godemichés, de boites de lubrifiants, d’ustensiles variés comme un forceps ou du lubrifiant. Les cassettes pornos trônaient dans une étagère vitrée dans le salon, bien visibles pour les enfants et les visiteurs.
[8] A ce sujet, il faut préciser que ce type d’examen ne mène à rien dans la très grande majorité des cas, et mènent directement à un non lieu par absence de preuves. Mais, une étude menée en Californie en 1994 par Joyce ADAM, et portant sur les examens physiques de 236 enfants âgés de 8 mois à 17 ans dont l’agresseur a été condamné, montre que dans 28% des cas l’examen péri génital n’a rien trouvé d’anormal, dans encore 28% des cas les enfants avaient des signes non spécifiques, dans 14% des cas le médecin a relevé des anomalies, et dans seulement 1% des cas l’examen a révélé des altérations anales. Conclusion : avec ce type d’examen seulement, à peine 15% des cas pourtant avérés auraient été repérés. Pourtant, en France, ce type d’examen fait encore foi dans les tribunaux.
[9] Comme celui de Karine Duchochoix pour Zone Interdite, dans lequel on n’évoque pas une seule fois la vérité judiciaire concernant les enfants, ou le documentaire sur le couple Lavier, intitulé « Outreau, notre histoire ».