Quand les barbouzes se prennent pour les RG
Il
y a un sujet qu’il faut aborder, même si c’est en plusieurs volets : cette
vague de ce qu’on appelle l’intelligence économique, et ses corollaires à
différents niveaux tels que le recrutement de flics et autres anciens des
services secrets pour des actes d’espionnage divers et variés. On revient en ce
moment sur l’affaire EDF/Greenpeace, qui avait démarré il y a déjà quelques
années, quand une officine payée par EDF avait été surprise à espionner le
directeur de campagne de Greenpeace. EDF nie, mais le cas n’est pas isolé.
Où
il est question d’espionner Greenpeace
Après
quelques mois de tergiversations, le groupe EDF vient d’être mis en examen en
tant que personne morale pour complicité et recel d’intrusion frauduleuse dans
un système informatique. En gros, EDF a payé Kargus
Consultants, une officine chargée d’assurer l’ « appui opérationnel
à la veille
stratégique sur les modes d’action des organisations écologistes» pour
EDF, qui a elle-même payé un informaticien pour s’introduire dans l’ordinateur
de Yannick Jadot, ex directeur de campagne de Greenpeace qui a aujourd’hui
rejoint Europe Ecologie. Ca aurait commencé dès
2004 selon certains,
Depuis
le printemps, quand l’affaire est sortie au grand jour, quatre
personnes ont été mises en examen par le tribunal de Nanterre: deux
officiers à la retraite chargés de la sécurité d’EDF (qui auraient mandaté
Kargus) et deux agents de Kargus, dont Alain Quiros, l’informaticien spécialisé
dans le piratage informatique.
Plus
récemment, il serait même question de surveillance rapprochée de membres de
Greenpeace et même d’infiltration, en France, en Belgique, au Royaume Uni ou en
Espagne.
Patrick
Lorho, le patron de Kargus, est un ancien agent de la DGSE de 44 ans et fait
partie des mis en examens. Il a déclaré en avril qu’il « assume
complètement la mise sous surveillance de l’ordinateur du responsable de
Greenpeace Yannick Jadot, mais je n’assumerai pas le reste et j’aimerais bien
que EDF, qui a commandité l’opération, prenne aussi ses responsabilités ».
Evidemment,
EDF nie avoir ordonné un tel suivi, dit n’avoir été au courant de rien et
conteste le bien-fondé de sa mise en examen. Mais il semble qu’Edf ait déjà été
mis en cause dans une affaire d’écoute téléphonique du porte-parole de Sortir
du Nucléaire par l’officine d’intelligence économique Securewyse. Sortir du
Nucléaire précise à ce sujet que « depuis 2003, une "source"
interne à EDF a fait parvenir au Réseau "Sortir du nucléaire"
plusieurs documents sensibles, dont un qui concerne l'inadaptation des
centrales EDF au risque sismique, et un qui n'est autre que le fameux document
Confidentiel défense qui reconnaît la vulnérabilité du réacteur EPR en cas de
crash d'avion de ligne».
Où
Taser se prend pour les RG
On
se souvient également de la fois où c’est la société Taser France qui a été
mise en cause pour avoir espionné Olivier Besancenot (après l’avoir
poursuivi pour diffamation, d’ailleurs), celui-ci ayant eu l’outrecuidance
de critiquer l’arme, dite « non létale ». Sept
personnes ont été mises en examen, dont deux policiers et un douanier, pour
«violation du secret professionnel», «détournement de finalités de
données», «divulgation intentionnelle de données confidentielles» et
«accès frauduleux à un système de traitement automatisé de données ».
Enfin, mis en examen pour « complicité par instruction », nous avons
Antoine Di Zazzo, le patron de Taser, deux membres de l’ « agence de
détectives » Dusaussy et un ancien flic.
Décidément,
on retrouve souvent dans ces affaires d’espionnage d’ONG le trio
infernal : groupe quelconque – sécurité du groupe avec d’anciens flics –
officine avec anciens flics.
Où
Nestlé s’intéresse à Attac
Cette
fois, l’affaire se passe en Suisse et ça a fini en non
lieu pour cause de prescription, du moins au pénal, après un procès assez
étrange où maintes preuves ont pourtant été fournies par Nestlé soi-même,
et une investigation faite à décharge pour Sécuritas et Nestlé. Le groupe
Nestlé a donc mandaté Sécuritas, grosse compagnie de sécurité, pour espionner
Attac et en particulier des membres qui écrivaient à ce moment-là un livre sur
Nestlé, justement. En outre, il semble qu’il y ait eu une certaine coopération
entre Sécuritas et la police locale du canton de Vaud où l’affaire se passe, et
même la
police fédérale de Berne.
Encore
une fois on retrouve des anciens flics, dont un ancien officier, le chef de la
sécurité de Nestlé John Hedley, un ancien du MI6 britannique engagé en 2002, ou
encore un ancien
cadre de la police fribourgeoise, qui a été pour Sécuritas « responsable pour Securitas
SA à Lausanne du Centre opérationnel investigation service dont les points
forts étaient l'observation, la filature, l'enquête et la surveillance »
et donc de la personne qui s’est
infiltrée chez Attac auprès des rédacteurs du bouquin.
Quelque
temps plus tard, Sécuritas était à nouveau mis en cause, cette fois pour avoir espionné
LausAnimaliste, une association de libération des animaux et ce peut-être
dès octobre 2004.
Puis,
c’est le
Groupe Anti Répression qui dit a été infiltré par une
cadre de Sécuritas.
Où
on nous refait le coup des faux plombiers
L’affaire
Rhôdia, qui est sortie en 1999, est assez révélatrice de l’atmosphère qui
règne autour de ces officines. Deux boites d’intelligence économique, Egideria
et Astarte, avaient été payées pour espionner deux actionnaires
mécontents : le banquier Edouard Stern, décédé plus tard en tenue de latex
et le financier Hugues De Lasteyrie, lui aussi décédé mais d’un infarctus
foudroyant semble-t-il. Ils disaient que lors de la fusion qui a crée Rhôdia,
Aventis avait dissimulé son passif.
Enfin
bref, les rapports sur les deux actionnaires ont été remis notamment à un des
administrateurs de Rhôdia à l’époque, un certain Thierry Breton, qui nie tout.
En
Belgique, on parlait en 2007 de l’Eletragate,
pour une autre affaire de barbouzerie moderne : le groupe
Suez et cinq français ont été inculpés pour « piratage informatique"
et "tentative d’interception de communications privées". En
2004, on découvre que le système informatique d’Elecrtabel (l’équivalent belge
d’EDF) a été piraté. L’enquête avait montré qu’une nuit de février 2004, un
ancien de la DGSE qui avait créé sa boîte de sécurité, Richard Guillet, était
entré chez Electrabel déguisé en plombier avec deux collègues, et avait
installé des micros espions dans les ordinateurs.
Le
trio aurait ensuite déclaré aux enquêteurs qu’ils étaient mandatés
par O’Foll Consultants, une officine dirigée par un ancien directeur de la
police judiciaire, Olivier Foll, elle-même mandatée par le secrétaire général
de Suez, Patrick Ouart (devenu conseiller de Sarko) et
Jean Pierre Hansen qui représentait Suez au conseil d’administration
d’Electrabel. Ce dernier aurait même carrément prêté sa carte d’accès au siège
d’Electrabel aux trois plombiers.
Quand
des officines de renseignement ont plus de pouvoir que la police
Une
des grandes questions que tout cela pose est celle du pouvoir de ces
officines : Sécuritas, Kargus, Securewyse… toutes ont finalement pris des
libertés que la police elle-même ne peut prendre : c’est bien le juge
d’instruction qui permet ou non aux flics de lancer des écoutes, des
perquisitions, des infiltrations etc.
Le
fait que la prescription pour ces histoires soit de 3 ans en Suisse n’empêche
pas que même le juge qui a posé le non-lieu reconnaisse que les choses étaient
allées trop loin.
Lesdites
officines, ces dernières années, se sont multipliées : par six en cinq
ans. Forcément, on trouve de tout depuis la boite de consultants ultra standing
jusqu’à la boite de privé miteux. Mais, toutes ont des clients qui peuvent être
des grosses boîtes ou des petites aussi, et qui demandent d’espionner tel ou
tel concurrent /politique /opposant /employé ou autre. Avec des méthodes qui
peuvent être très variables, dans toute la palette de l’illégalité et / ou de
la légalité.
On
parle d’intelligence économique, mais ce terme recouvre des réalités bien
différentes. Ca a toujours existé, si on veut, mais aujourd’hui le
phénomène prend de l’ampleur, et les méthodes se développent elles aussi. Or,
l’éthique n’est certes pas ce qui va étouffer les personnels de la plupart de
ces boîtes où pullulent les anciens flics et autres RG, qui bien sûr ont gardé
de fructueux contacts parmi leurs anciens collègues.
Les
cas de flics
pris en train de refiler, contre rétribution ou non, des informations
confidentielles tirées des innombrables fichiers de police à des officines
privées de renseignement ne manquent hélas pas ces derniers temps. Rien que de
très banal, finalement. Patrick Moigne, un commissaire
de la Brigade des fraudes aux moyens de paiement de Paris touchait ainsi 50
euros à chaque consultation du fichier stic sur les infractions constatées,
pour recevoir au final plus de 20.000 euros sur son compte entre janvier 2006
et juillet 2007. Il aurait entre autres rendu quelques services au patron d’une
boîte d’intelligence économique, JLR Conseil (il aurait refilé les infos à un dénommé
Leroy, ancien flic de la brigade financière et cadre de JLR), comme la
fourniture d’infos sur
le groupe Total.
Dans
l’affaire des frégates de Taïwan aussi, la Direction des Constructions Navales
(DCN) qui a construit les fégates a été soupçonnée par le parquet de Paris d’avoir
obtenu
des informations sur l’enquête des frégates, ainsi que sur celle au sujet
de Clearstream. Et ce, via
la boîte d’intelligence économique Eurolux Gestion, basée au Luxembourg,
qui aurait à son tour recruté un sous-traitant, MJM Partners consultants,
dirigée par des anciens de la DGSE et de la DST. L’enquête, appelée « mission
Bonaparte », aurait même été
étendue à des magistrats comme Renaud Van Ruymbeke.
Les mêmes officines se seraient également vu confier une « mission
Lustucru » visant à obtenir des informations sur le groupe Thalès qui
cherchait à entrer au capital de la DCN. Eurolux aurait ainsi pu entrer en
possession via des milieux judiciaires, pour la modique somme de 18.550 euros, de
différentes pièces de la procédure, dont la copie de l’original des listings à
l’origine de l’affaire Clearstream.
Des
cursus universitaires et de nombreuses formations à l’intelligence économique
ont été créées ces derniers temps, institutionnalisant certaines pratiques,
d’autres pas.
On
arrive parfois à des pratiques illégales, et les barbouzes reconvertis en pros
du renseignement privé peuvent se retrouver pris la main dans le sac (ou pas).
Patrick Baptendier, un ancien gendarme qui a crée sa boîte de renseignement, a collaboré
avec la DST durant ses différentes missions pour deux grosses boîtes
d’intelligence économique notamment : Kroll
et la française Géos, en
informant la DST de ce qu’il apprenait des personnes suivies, telles qu’un
patron de presse, un responsable syndical ou le patron de Vivendi. DST qui, échange
de bons procédés oblige, refilait
à Baptendier les renseignements qu’il demandait.
Autant
de missions accomplies pour différents grands groupes comme Bolloré ou les
Mutuelles du Mans, ou encore Optimum, la boîte de l’actuelle patronne du medef,
la mère Parisot.
Comme
le souligne Le Point, aucun membre de la DST n’a été sanctionné ou mis en
examen à la suite de cette affaire.
De
fait, tout le monde semble collaborer, sur le dos des cibles et à la demande de
grands groupes. Les renseignements et les officines, de fait, font le même
métier, les seconds ayant davantage de marge de manœuvre que les premiers du
fait de l’absence de cadre réglementaire.
Le
paysage français de ce secteur est d’abord constitué de petites structures,
autonomes. Et c’est un métier de réseau, où tout le monde ou presque se
connaît, ce qui facilite les accointances de tous côtés. Une étude intéressante de
Christophe Jorge montre comment fonctionnent ces réseaux de personnes et
d’officines en France, du moins une partie.
La
technique du tourniquet, comme pour les cabinets de lobbying, tourne ici aussi
à plein : on passe de la police à une officine, et pourquoi pas faire les
deux en même temps ? Un exemple
révélateur est celui
d’Alain Juillet, ex n°2 de la DGSE où il était chargé d’aider les
entreprises françaises à conquérir de nouveaux marchés, passé au cabinet d’avocat
d’affaires US Orrick. Il y a rejoint notamment Pascal Clément, ancien ministre
de la Justice.
Tout ce petit monde travaille la main dans la
main, et certains sont évidemment plus borderline que d’autres. Quand on
regarde la clémence de la justice envers lesdites officines, on peut craindre pour
la préservation des libertés, le droit à la vie privée et le droit de se réunir
pour discuter de choses alternatives, par exemple.
Que
ce soit au niveau national ou bien au niveau international, le jeu est le même
avec des enjeux proportionnels. A l’international, les méthodes ne sont pas
toujours très orthodoxes non plus, et on parle de renversements de
gouvernements et de soutien à des groupes insurrectionnels. L’assassinat est
également envisageable, ainsi que le chantage. Et au niveau national, pareil :
il y a toute une palette de méthodes pour faire peur à un concurrent ou un
opposant, ou pour s’assurer un marché.