Quand le liquide coule à flots: les marchés publics de l'eau
Je reviens sur mes histoires de
flicage et de barbouzes, mais cette fois sous un angle plus local :
l’attribution de marchés publics,
une dépense qui en 2008 s’est élevée pour l’Etat à plus de 144
milliards d’euros, d’après le Ministère de l’économie, et à plus de 98
milliards pour l’année 2009 jusqu’à présent. Ca fait quand même des sous, jusqu’à
15% du PIB des pays de l’OCDE, et 10 % en France, qui doivent être dépensés de manière juste, dans
le cadre de la loi sur les marchés publics, qui a déjà été bien aménagée ces
derniers temps. Aujourd'hui nous allons nous pencher sur la situation de la distribution de l'eau en France, un cas emblématique des abus en matière de marchés publics.
Je
ne suis pas spécialiste du droit des marchés publics, mais on sait qu’à partir
d’un certain montant (revu à la hausse en 2008) il doit y avoir mise en
concurrence, c’est-à-dire appel d’offre. Pour les travaux c’est à partir de 5
millions et quelques.
Enfin,
bref : la procédure, en principe, est encadrée.
Sauf
que des petits malins, par l’odeur du magot alléchés, ont évidemment trouvé des
moyens de s’en mettre plein les poches et/ou de s’adonner à un népotisme de bas
étage. A ce propos, le CNRS a rédigé une petite
fiche pratique assez succincte certes, mais claire et didactique, recensant
les grands classiques des abus liés aux attributions de marchés publics. Où
l’on s’aperçoit au passage que ça ne rigole pas du côté de la loi, lesdits
délits (appelés également « prise illégale d’intérêts »,
« trafic d’influence » ou même « corruption », de ces
délits qui seraient bien temporisés par la fumeuse « dépénalisation du
droit des affaires » de sarkoléon) étant passibles de 10 ans de prison.
Un
rapport
du Service Central de Prévention de la Corruption de 2007 (pages 79 à 94)
détaille ainsi différentes techniques pour détourner une partie de l’argent des
marchés publics ou bien favoriser des copains.
Prenons
l’exemple de l’eau, un bien public par excellence, dont les élus sont bien
obligés, en raison du retrait de l’Etat dans les services publics, de passer
avec le privé des contrats de « délégation de service public » avec
un secteur privé qui détient aujourd’hui plus des trois quarts du marché
français (Véolia en 1er, avec près de 40% du marché).
Et
cela, via les fameux marchés publics. Dans le domaine de l’eau, il y a des
monopoles, nationaux et internationaux : une dizaine de multinationales,
dont trois françaises, se partagent le gros du marché. L’ex Lyonnaise des eaux,
Suez,
par exemple, a la grande chance d’être en bonne position aux deux niveaux. Et la Saur (Société d’aménagement
urbain et rural, propriété de Bouygues
puis d’un fonds d’investissement) ou Vivendi, ex Générale des Eaux devenue
Véolia, idem. Pour cette dernière, présente dans 57 pays avec 132 millions de
clients, l’eau représentait 12 ,5 milliards d’euros de chiffre d’affaire en
2008. A l’étranger des boîtes comme la hollandaise Bechtel,
qui a été mise dehors par les boliviens, ont à leur actif les mêmes abus que
nos multi Françaises.
En
2007 en France, pas moins de 883 collectivités locales ont lancé un appel
d’offre pour la distribution d’eau, mais dans
96% des cas on reprend la boîte qui avait déjà le contrat. Dans 1% des cas
seulement, l’eau revient à une régie municipale, même si, pourtant, les tarifs
sont moins élevés.
A
tous les niveaux, les marchés peuvent être bidonnés. Tout le monde le sait,
personne ne le dit ou presque. Et ça se bidonne d’autant plus facilement que
les pontes de ces multinationales de l’eau usent et abusent du tourniquet,
cette méthode qui consiste à passer du secteur public au secteur privé, avant
de revenir dans le public pour favoriser certains textes législatifs ou les
petits copains.
C’est
ainsi que Stéphane Richard, le chef de Véolia Transports, s’est retrouvé
directeur du cabinet du ministre de l’Economie et des Finances en 2007, ou que Villepin soi-même est lui
aussi passé par Véolia, qui avait le monopole de l’eau en Ile de France depuis les
années 60 avant de devoir partager avec Suez et dont l’Etat est
actionnaire, en tant que « conseiller international » entre 2005 et
2007, puis plus
récemment après les dernières élections, en tant que consultant pour Véolia
Environnement. Etrangement, Villepin avait poussé pour un rapprochement entre
EDF et Véolia en 2006, par exemple, et aujourd'hui on parle d'Henri Proglio, patron de Véolia, pour prendre la tête d'EDF. Jean-Luc Touly, un ancien cadre de chez
Véolia, ajoute
quelques exemples venus de chez Véolia,
comme Rainier d’Haussonville, qui a fini comme conseiller aux affaires
économiques européennes dans le cabinet de Villepin en 2007.
Gérard
le Gall, ancien conseiller de Jospin pour les sondages d’opinion et prof à la
fac, a quitté son poste pour rejoindre Suez
en 2004. Un dénommé Eric Besson, avant le PS et avant l’UMP, était à la tête de
la fondation Vivendi. Un ancien conseiller de Chirac, Jérôme Monod, était quant
à lui à la lyonnaise des Eaux…
Bref,
du coté des multinationales de l’eau, on reste entre soi. Ce qui facilite
grandement les mics-macs et la tolérance du pouvoir envers les agissements de
ces boîtes.
Car, les affaires de marchés publics bidonnés par ces entreprises ne manquent
pas, au national comme à l’international. A Abu Dhabi, par exemple, Véolia
aurait versé des commissions occultes afin d’obtenir un marché : 18
millions de dollars (et 317 millions d’euros avaient été surfacturés aux
usagers) auraient été versés à des « intermédiaires ». Je souligne ce
dernier mot car il est important : ce qu’on appelle
« intermédiaires », en général, sont les membres des cabinets
de consulting et autres lobbyings dont nous avons relaté certains exploits
récemment. Rappelons encore que ces 18 milliards sont payés par les pouvoirs
publics, c’est-à-dire par les contribuables.
On
n’évoquera pas non plus les abus divers et variés, liés aux droits de l’homme,
au respect de l’environnement, du droit du travail ou même des affaires, que
ces multinationales peuvent commettre à travers le monde. Revenons à nos
marchés publics.
Le
Courrier, un quotidien suisse, nous
apprend ainsi qu’il est question de surfacturations et de détournements de
fonds de la part de Vivendi, ainsi que de ses « méthodes
anticoncurrentielles ». En ce qui concerne les surfacturations, cela
expliquerait que les prix augmentent systématiquement avec le privé,
en l’occurrence Vivendi : 4,5 milliards payés par les clients en eau de
Vivendi se sont évaporés.
A
Grenoble en
1997, le Conseil d’Etat avait finalement décidé que la privatisation de
l’eau en faveur de Vivendi par l’élu local bien connu des tribunaux Alain
Carignon, était illégale. Au passage, quelques méthodes de facturation plus que
douteuses ont été mises à jour lors de l’enquête judiciaire, et les tarifs de
l’eau appliqués ont été déclarés illégaux. Carignon a pris 5 ans dont un avec
sursis, 5 autres d’inéligibilité et 400.000 Francs d’amende.
De
fait, les taux de marge de ces boîtes peuvent atteindre le pharamineux sommet
de 58% dans certains endroits. D’après l’Institut français de l’environnement
(Ifen), on payait en moyenne en 2,19 pour un m cube d’eau fournie par une régie
municipale, et 2,93 avec un privé. Et des villes qui ont quitté le privé pour
revenir à la distribution municipale ont pu voir leur facture d’eau baisser de
20%. No comment.
Le
cas de la commune
de Neufchâteau, paisible bourgade de 8.000 âmes, est assez symbolique,
d’autant plus qu’on devine les jeux d’influence derrière les étapes de la
rupture qui s’est produite entre le maire de la ville et une filiale de Véolia,
le premier ayant en 2001 décidé de rompre le contrat de fourniture d’eau suite
à des augmentations de prix sans justification. En fait les prix, qui devaient
être de 2,92 euros le mètre cube, étaient montés à 3,65 euros (24 francs de
l’époque). Véolia a en retour traîné la commune en justice pour réclamer des
« indemnités » de plus de 7 millions d’euros représentant les
bénéfices espérés par Véolia sur les 21 ans qu’il restait au contrat et à
700.000 euros pour l’atteinte à l’image de la boîte. Au final, ladite indemnité
s’est limitée à 1,7 million d’euros. Avant qu’il ne prenne la décision de
remunicipaliser l’eau, Véolia avait quand même tenté de payer un
voyage à notre bon maire et à la personne de son choix, tous frais payés
(au prétexte d’un colloque à Madrid), une technique classique de corruption.
Par
contre, le Conseil général des Vosges, présidé par l’inénarrable Christian
Poncelet, a refusé une subvention de 700.000 euros destinés à la station d‘épuration
qu’il fallait rénover, ce qui va obliger la ville, désormais gestionnaire de
l’eau, à investir enfin et donc à augmenter les prix. Mais en 2005, il y avait
bien une nouvelle station d’épuration à Neufchâteau, et les tarifs étaient
redescendus en dessous de 3 euros le mètre cube.
A Castres, Véolia a pratiqué des tarifs
illégaux de 1990 à 2001, et avait aussi aidé la maire de droite de l’époque à
faire passer le coût de quelques grands chantiers sur les factures d’eau au
lieu des impôts.
A
Rennes, certains
dénoncent le contrat de
fourniture d’eau renouvelé en 2004 avec Véolia, au motif que certains élus
(et délégués syndicaux) seraient trop proches de la multinationale et que les
prix seraient surévalués de 11% par rapport à une régie municipale. Les Verts
expliquent ainsi que Véolia fait passer sur les factures ses frais de
communication, charges de recouvrement, subventions au comité d’entreprise,
frais du siège de Véolia et j’en passe, alors que c’est interdit, ces
prestations n’ayant rien à voir avec le service de l’eau. Accessoirement, entre
1996 et 1999, Véolia aurait mis au chaud plus de 3,3
millions d’euros censés servir à des travaux de renouvellement toujours pas
entamés. Rappelons quand même que c’est le client et le contribuables qui
paient la note.
Comment
cela est-il possible ? Un ancien syndicaliste de Véolia cite entre autres
l’exemple de cet élu local, Marcel Rougemont qui, après avoir perdu son siège
de député, est passé chez Véolia, puis a retrouvé un mandat de Conseiller
Général d’Ille et Vilaine, où Véolia assure une grande partie des transports en
commun ainsi que la distribution d ‘eau. Le cas Jean-Michel Henry, pourtant élu
communiste en charge de l’eau au conseil municipal de Rennes, est également
révélateur : il a voté la reconduite du contrat Véolia, qui fournit l’eau
à Rennes depuis des plombes et des plombes, d’autant plus facilement que sa
fille y travaille.
Mais
à Rennes, Véolia
c’est aussi les transports, le ramassage des déchets, le chauffage de
certains nouveaux quartiers… N’en jetez plus !
Bref,
les
affaires du genre ne manquent hélas pas, dans tous les départements de
France, mais
aussi à l’international.
Preuve que les marchés publics permettent tous les excès, surtout quand il y a
une certaine collusion entre les élus et lesdites multinationales, et le tout
est payé au final par le consommateur et par le contribuable.