Quand l’absence d’humanité devient un mode de management
<p>France Télécom</p>
« France
Télécom, ce n’est décidément plus ce que c’était », voilà le constat qui
revient dans les bouche des consommateurs (ex usagers) mais aussi des salariés
du groupe. Depuis bientôt une dizaine d’années, en effet, la réorganisation est
en cours. Ancienne entreprise publique, dans laquelle l’Etat reste encore le
plus gros actionnaire avec 26% environ (contre 64% avant 2000), mais près de
70% du capital (soit 1. 381 millions d’actions) est détenu par un certain « public »
(cf. p 245) dont il est difficile de savoir qui se cache derrière. L’opacité en
ce qui concerne l’actionnariat individuel de France Télécom est d‘ailleurs
assez particulière. Enfin bref, cette entreprise, qu’on a dit à l’époque la
plus endettée de France histoire de justifier la privatisation, vit depuis
quelques années sa période noire en ce qui concerne la « gestion du
personnel », comme disent ces messieurs dames des RH (enfin ceux qui
retsent).
Un
« changement de culture » radical
Bref,
oui, en devenant une bête entreprise privée, FT a comme disent certains « changé
de culture », et les salariés ont du comprendre que désormais, la qualité
du service passait après l’impératif de rentabilité à court terme (pour
satisfaire des actionnaires qui spéculent plus qu’ils n’investissent). En
dehors de cela, il a fallu « réorganiser ». N’importe quel salarié
vous dira que FT a toujours été un chantier perpétuel. Mais avant, au moins, « on
savait où on allait ».
Ce
changement de culture a pris une forte accélération avec l’arrivée de Thierry Breton, un
ancien de Thomson, puis conseiller de la banque Rothschild, puis PDG d’Atos, à
la tête de la boîte de 2002 à 2005. Au passage, celui-ci a réussi à augmenter
son salaire de manière conséquente au moment où, un peu comme sarkoléon, il
demandait aux autres de se serrer la ceinture.
Le
management
à la « pression » a alors démarré afin de « redresser »
l’entreprise, c’est-à-dire en augmenter le capital afin de la rendre plus
alléchante pour les actionnaires. Breton voulait donc de « fortes améliorations des
performances opérationnelles», ce qui veut dire réduire les coûts au maximum,
l’œil rivé sur la colonne « débit » de la comptabilité. Des
consultants sont venus dire comment faire des économies, et on a donc remplacé
les gens des ressources humaines par des comptables, dont le seul objectif
était de réduire les coûts. Désormais l’avancement se ferait en fonction des
réductions de coûts, voire des gains dégagés. Breton l’a dit lui-même : il
allait mettre l’entreprise « sous pression ».
Il
avait à cet effet mis en oeuvre le « programme Top » (sic.) :
40 grands chantiers destinés à réduire la dette de FTde
15 milliards d’euros.
35 à 40% des « économies » devant concerner les « coûts
opérationnels », et les effectifs ont commencé à baisser (moins 5% des effectifs en 2002
déjà, moins 40% d’emplois en CDD et moins 30% pour l’intérim, avec en revanche
+ 17% d’accidents de travail et sur le trajet. En 2007, 17.000
emplois ont encore été supprimés). En quelques années, 70.000 salariés ont
disparu, en laissant encore 100.000 sur le territoire pressurés et stressés
comme rarement cela se voit dans une entreprise :on comptait environ
170.000 salariés en France en 2000, 125.000 en 2004, et 100.000 aujorud’hui. On
a donc réorganisé
sec, à FT.
Réorganisation
permanente et incertitudes
Comme
par hasard, après les derniers suicides de salariés (qui sont intervenus après
que les personnes aient appris une nouvelle concernant cette « réorganisation »
permanente de FT), la direction a décidé de bloquer
lesdites réorganisations et des mutations forcées jusqu’au 31 octobre, un
sursis pour beaucoup d’employés de FT. Car la stratégie est de mettre les gens
dans l’incertitude la plus complète : « personne, à FT, ne sait où
il sera ni ce qu’il fera dans trois mois », explique un salarié du
groupe, « ils peuvent très bien supprimer le service, ou juste ton
poste, ou décider de te muter ou de te renvoyer… »
Les
suppressions de postes à FT correspondent à des activités qui, le plus souvent,
ont été sous-traitées. C’est ainsi que les travailleurs de FT se retrouvent
avec des collaborateurs indiens ou égyptiens qui ne connaissent pas le métier
et sont donc moins efficaces, et qui, d’autre part, ont l’inconvénient d’être
loin, ce qui fait prendre des jours à des procédures simples qui auparavant
prenaient quelques heures voire quelques minutes. De ce fait, le travail se
complique et le stress augmente surtout si l’on tient compte de l’ambiance
détestable dans l’entreprise. Ainsi, de nombreux métiers techniques sont
externalisés, ceux qui restent en France devant changer de métier au sein de FT,
parfois en trouvant seuls où se recaser.
Les
résultats purement économiques de FT semblent, en tout cas, montrer que cette
manière de faire est la bonne : les comptes se sont redressés, la dette a
été colmatée, et le bénéfice (la fameuse marge brute opérationnelle) du groupe
a atteint 35,6%
de son chiffre d’affaires en 2008 (qui était de 53,5 milliards d’euros, une
paille), contre
36,3% en 2007. Mais les miracles de la comptabilité ne peuvent dissimuler
le caractère relativement improductif de ces bénéfices : en 2007, pas
moins de 53,7% desdits bénéfices ont été reversés
aux actionnaires, ce qui avait tout de même fait gagner 900 millions à l’Etat.
Il s’agira probablement de presser le citron jusqu’au bout avant de se retirer.
Ce
ne sont donc pas les actionnaires qui remettront en cause la gestion actuelle
de FT. Cependant, il faut bien le dire, il est dans l’air du temps de ne se
préoccuper que de bénéfice à court terme, sans tenir compte des aspects humains
dans le travail, sans même d’ailleurs se rendre compte que ce sont des humains
qui travaillent. Car il semble que le phénomène des suicides au travail soit
apparu ces dix ou quinze
dernières années, en même temps que la mondialisation et l’avènement de l’ultra
libéralisme.
Là
où la chose est dramatique (je finis ma parenthèse là-dessus) c’est quand ce
sont des gens, des salariés normaux avec un salaire normal, qui se mettent à
spéculer et qui deviennent responsables, d’une certaine manière, de leur propre
licenciement dans le cadre de ce type de restructuration. Passons…
Une
stratégie d’entreprise
En
un an, 23 salariés du groupe se sont donné la mort, et cinq depuis le début de
l’été, pour des raisons en
partie au moins liées à leur travail. L’un d’eux était encore en ligne avec
son délégué syndical quand le train est passé. Pourquoi en arrive-t-on à cette
extrémité ? Pourquoi sauter par la fenêtre à cause d’une réorganisation
des services, devenue chose banale à FT ?
Les
syndicats du groupe dénoncent depuis longtemps déjà la dérive sérieuse du « management
à la pression » instauré depuis longtemps aussi, mais qui s’est fortement
accentué sous Breton. Un salarié qui s’est suicidé en juillet avait dénoncé
quant à lui le « management
par la terreur » qui règne à FT.
Car
la réorganisation, c’est quoi ? Mutations
forcées (« votre poste est supprimé, la seule place libre est à 400 kilomètres »),
parfois fréquentes et souvent pour des postes inférieurs, histoire de pousser
les gens à partir, réorganisations
permanentes des services, course au rendement, pressions des RH pour vous
montrer la porte de sortie (par exemple en envoyant chaque semaine une liste de
jobs dans la fonction publique, et
malheur à qui cliquera dessus : il sera identifié par les RH comme
candidat au départ), obligation de changer de métier (il y aurait ainsi eu
70.000 changements de métier en cinq ans à FT, pas mal pour des « fonctionnaires »
forcément encroûtés dans leur train-train), entretiens individuels réguliers et
infantilisants, objectifs irréalistes, heures sup non payées, isolement
dans le travail et donc d’avec ses collègues, pressions diverses et variées
(par exemple exiger que les gens demandent la permission au responsable pour
aller aux toilettes,
Pour
certains cadres, la rémunération dépend pour moitié des réductions d’effectifs
qu’ils seront capables de faire. Et dans deux ou trois ans, on changera de
cadre…
Des
médecins du travail de FT auraient même démissionné parce que la direction du
groupe ne tenait aucun compte de leurs rapports de plus en plus alarmants sur
la santé morale notamment des salariés.
Suite
à ces suicides, la direction de FT a dit qu’ils allaient embaucher 100
personnes aux RH (des RH « de proximité », ce qui est le but 1er
des RH en principe), mais c’est après avoir viré, depuis trois ou quatre ans,
quasiment tous les salariés des ressources humaines de France Télécom. C’est
comme cela qu’à Rennes, par exemple, il n’y a aujourd’hui personne aux RH pour
un bon millier de salariés. Tout a été centralisé à Paris, où en fait de RH ce
sont des comptables qui mènent la danse.
FT,
finalement, révèle ce qu’est notre époque. Avec les nouvelles valeurs de la
mondialisation et du grand « défi » de la concurrence mondiale que
nous rabâchent les politiques nationaux et internationaux, mais aussi nos patrons,
la préoccupation n’est plus l’humain mais ce qu’il vaut dans ce bordel qu’est
le monde mondialisé actuel. En tant qu’être humain, avec sa vie, ses rêves, ses
valeurs, ses envies, on peut effectivement se sentir vite à l’étroit dans cet « environnement
concurrentiel » qui n’apporte rien de bon à personne.
On
peut effectivement, quand on est entré à FT à l’époque du service public, quand
la satisfaction des clients et le travail bien faits étaient des valeurs d’entreprise,
se demander à quoi ça sert de travailler d’une manière si incohérente, sans
savoir où on va, dans une entreprise dont on ne partage pas la seule valeur qui
est la course au profit à court terme.
C’est
la question d’une génération entière de travailleurs, coincés entre ce qu’on
leur demande de faire et leurs principes moraux.