Wikileaks en Colombie, ou quand les USA se moquent des droits de l'homme
Depuis fin février, le quotidien colombien El Espectador publie des articles reprenant les infos des câbles diplomatiques diffusés par Wikileaks. Où l’on apprend, ô surprise !, que les gouvernants colombiens étaient littéralement à la botte des Etats-Unis, au moment où les paramilitaires terrorisaient tout le pays, au moment où les syndicalistes et autres militants des droits de l’homme se faisaient éliminer par milliers, au moment aussi où le trafic de coke a été des plus florissants.
On savait déjà, avec le Plan Patriote, le Plan Colombie[1] etc. que les Etats-Unis ont investi massivement dans l’armée colombienne : armes, formateurs et entraînements, infrastructures, pour des milliards de dollars. Entre 2002 et janvier 2006, les effectifs de l’armée sont passés de 158.000 à 260.000 personnes, ceux de la police de 104.000 à 134.000 personnes, tandis que le budget combiné armée-police est passé de 2,6 milliards à 4,5 milliards. Augmenté d’environ 9% grâce à l’assistance US, d’après l’un de ces câbles diplomatiques.
On savait que l’armée colombienne était en collusion avec les paramilitaires, eux-mêmes en collusion avec les narcos. Qui étaient souvent très proches des élus colombiens, voire élus eux même comme le fut Pablo Escobar en son temps. Bref.
Les câbles montrent que ces mêmes élus, à commencer par Uribe, rendaient compte aux Etats-Unis de tout ce qu’ils faisaient, et agissaient souvent plus ou moins sur ordre.
Peur du scandale
J’avais déjà parlé du scandale de parapolitique : quand on a appris en 2007 que nombre d’élus locaux et nationaux colombiens étaient financés et aidés à gagner par les cartels et les paramilitaires. Car, tout ce petit monde vivait en parfaite symbiose dans ce pays dévasté par les combats entre FARC et paras, par la corruption, le trafic de drogue etc.
Un câble de 2006 montre par exemple que certains élus colombiens ont rencontré l’ambassadeur US Wood parce qu’ils étaient inquiets pour leurs visas pour les Etats-Unis à cause d’un article paru récemment, et qui évoquait ledit scandale. Ces types étaient sur une liste de politiciens en lien avec les paramilitaires, ils craignaient que les US ne renouvellent pas leurs visas parce qu’ils étaient grillés et demandaient à Wood de les enlever de la liste.
La même année, le Departamento Administrativo de Seguridad (DAS) avait fait sa liste de parlementaires « en lien direct avec les AUC[2] », sur laquelle figuraient des membres expulsés de partis proches du président Uribe qui avaient quand-même été réélus. L’ambassadeur, qui s’interroge au sujet de l’influence des paras sur le Congrès, explique qu’on soupçonne les paramilitaires de contrôler 35% du Congrès colombien, mais que cette influence est alors clairement en baisse. Toutefois, certains leaders paras comme le dénommé Jorge 40[3] faisaient élire qui ils voulaient dans certains départements en terrorisant la population et en éliminant les adversaires potentiels.
Mais, ne nous emballons pas : pour l’ambassadeur US, ce sont essentiellement les FARC et l’ELN, guérillas marxistes, qui sont à la base du narcotrafic.
La loi d’amnistie supportée par les Etats-Unis
Pour tenter –en vain- d’en finir avec la guerre civile, Uribe a mis en place la loi « justice et paix », amnistiant et réinsérant dans la vie civiles les paramilitaires qui rendaient les armes, quels que soient les massacres de civils et autres exactions qu’ils aient pu commettre. 32.000 paras et 10.000 FARC ont été démobilisés, mais cette loi n’a pas servi à grand chose[4] car à peine démobilisés la plupart reprenaient les armes. En mai 2006, l’ambassadeur US évoquait 21 nouveaux groupes criminels, et il évaluait alors à 4.000 les paras ayant repris les armes sur les 31.000 qui ont été démobilisés. D’autres paramilitaires repentis ont été intégrés dans l’armée, en tant qu’auxiliaires informateurs.
Il faut aussi préciser que la totalité des charniers retrouvés en Colombie sont à mettre au passif des paramilitaires et non des FARC. Enfin, bref. Les câbles nous apprennent que les autorités colombiennes savaient que cette loi n’était pas du tout appréciée de la population, mais qu’elle était soutenue par les Etats-Unis.
Mieux, les states ont déclaré que « le maintien du support du Congrès à la politique colombienne » dépendait de la bonne application de cette loi « justice et paix ».
A côté de cela, l’ambassade US pointe aussi certaines démobilisations bidons, où le gouvernement, l’armée et les médias ont fait passer des paysans pour des FARC.
Sous la présidence d’Uribe, qui avait donc juré d’en finir avec la guérilla des FARC, les paramilitaires auraient commis 173.183 assassinats entre 2005 et 2010, c’est-à-dire pendant et après le processus de démobilisation, et fait « disparaître » 34.467 autres personnes. Mais, la Justice enquête aussi sur la collusion de 429 politiques et 381 flics avec les paras, des violences à l’encontre de 677 femmes et 2.133 enfants. En outre, on recense aujourd’hui 3.036 fosses communes, uniquement grâce aux aveux des paras démobilisés, soit 3.678 cadavres dont 1.323 ont été identifiés.
D’ailleurs, Uribe est personnellement mis en cause dans un massacre de villageois du même style et dont les paras ont le secret, le massacre d’El Aro qui a eu lieu en 1997 et qui a fait 15 morts ainsi que de nombreux déplacés. Les paramilitaires qui ont commis les faits se sont rendus sur place dans un hélicoptère du gouverneur d’Antioquia, la province où est situé le village.
Pour terminer avec ce chapitre, il faut préciser que d’après le dernier rapport de l’ONU soi-même sur les droits de l’homme en Amérique Latine, les massacres en Colombie ont augmenté de 40% en 2010. On les attribue aux « nouvelles bandes criminelles » apparues « dans le sillage de la démobilisation des organisations paramilitaires », coupables d’ « des homicides, des menaces, des extorsions et des actes de violence sexuelle, et provoqué des déplacements forcés individuels et collectifs » en raison notamment de rixes entres « factions d’une même bande ». En outre, la moitié des chefs de ces bandes avaient appartenu aux escadrons de la mort[5].
Pour donner une idée du phénomène, l’ambassadeur US estimait que 4% des paras démobilisés étaient très rapidement revenus à des activités criminelles.
La pratique ne date certes pas d’Uribe. Depuis des années, le DAS espionne les opposants de gauche, syndicalistes et autres militants des droits de l’homme. Même la Cour suprême était espionnée par l’interception de ses communications, mais aussi de l’intérieur. Ainsi, la « Mata Hari du DAS », Alba Luz Floréz, a travaillé dans différents services du DAS, notamment la direction de la protection, chargée de la protection des personnalités et hauts fonctionnaires du pays. Là, depuis 2007, elle qui avait accès à tous les recoins de l’institution devait suivre et écouter les hauts magistrats sous couvert de les protéger.
Sinon, tous ceux qui étaient engagés à gauche étaient susceptibles d’être fichés, mis sur écoutes et/ou suivis, et cela jusqu’en Europe[6]. Certains étant carrément éliminés. Evidemment, au fur-et-à-mesure de l’instruction au sujet des chuzadas, ces écoutes illégales du DAS, on s’est rapproché de l’entourage d’Uribe voir d’Uribe soi même.
Dès 2005, le DAS a commencé à intercepter les conversations téléphoniques de journalistes appartenant à divers médias. C’est d’ailleurs l’époque où le patron du DAS, Jorge Noguera, a été destitué pour avoir permis l’infiltration de paramilitaires au sein du DAS.
Des personnalités politiques de gauche comme la sénatrice Piedad Cordoba (destituée pour des liens supposés avec les FARC) ou Gustavo Petro y ont eu droit également. Même un commissaire de l’ONU pour les droits de l’homme a été suivi.
Là encore, en remontant le fil de ces écoutes, on retombe vite sur l’entourage d’Uribe, comme le montre un câble diplomatique datant du 22 mai 2009. L’ambassadeur US y mentionne un ancien directeur du DAS mis en cause dans le « scandale du DAS » qui lui a dit que certains des plus proches collaborateurs d’Uribe étaient impliqués, à savoir l’ancien conseiller principal d‘Uribe José Obdulio Gaviria et le secrétaire de la présidence Bernardo Moreno, qui auraient été à l’origine de surveillances illégales et de harcèlement de magistrats de la Cour Suprême par le DAS. Evidemment, le gouvernement a nié et offert 90.000$ à celui qui balancerait les brebis galeuses à l’origine de tout cela.
Apparemment, Gaviria et Moreno craignaient que le procureur général ne soit de mèche avec les paramilitaires repentis pour faire tomber Uribe. Ce qui n’était pas très loin de la réalité.
L’entreprise minière Drummond, dont le siège est en Alabama, a conservé les vieux réflexes anti sociaux du patronat local. Une quinzaine de câbles diplomatiques lui sont consacrés en l’espace de quatre ans, et pour cause : entre les assassinats de syndicalistes, le non respect des droits des travailleurs et la proximité avec les paramilitaires, la firme est dans le collimateur des ONG de défense des droits de l’homme, ce qui inquiète manifestement Washington.
En 2002, les familles de trois syndicalistes assassinés l’année d’avant ont entamé des poursuites contre Drummond : ces familles accusent la boîte d’avoir recruté des paramilitaires pour éliminer les trois militants syndicaux. La procédure judiciaire, qui se déroule aux Etats-Unis, n’est pas encore terminée. Deux d’entre eux auraient été assassinés par Jorge 40, dont on a parlé plus haut, à l’instigation de Drummond.
Autre bug : l’assassinat d’une centaine de villageois (111 semble-t-il) qui étaient installés juste à côté d’une des mines de charbon de Drummond, et qui avaient l’outrecuidance de lui refuser la vente de leurs terres (Drummond comptait y faire passer sa ligne de chemin de fer). Là encore, Drummond a recruté des paramilitaires des AUC pour faire la sale besogne. D’ailleurs, un ex chef para a expliqué que les AUC touchaient 500.000$ mensuels de Drummond pour la protection de ses mines et de leurs alentours, et cela depuis la fin des années 90.
Dans cette affaire, le cabinet d’avocats US Conrad & Scherer vient de citer comme témoin l’ex président Uribe.
Mais, la plupart des câbles évoquent les « négociations » de Drummond pour éviter une grève en 2006. La société a par exemple songé à demander une intervention du gouvernement. D’une manière plus générale, c’est tout le secteur du charbon colombien qui était suivi de près par l’ambassade US de Bogota.
D’autres câbles évoquent les contrats passés entre l’armée colombienne et des mercenaires israéliens. On apprend aussi que la Colombie avait placé en 2005 une centaine d’hommes au Venezuela dans une zone frontalière pour y mener une « contre guérilla », ce qui est parfaitement illégal en droit international car il s’agit d’une incursion dans un pays étranger, même si c’est par le biais de mercenaires. Les câbles confirment aussi qu’Uribe a réfléchi pendant un moment à la possibilité de mener une incursion armée au Venezuela afin, évidemment, de « rechercher des guérilleros », c’est-à-dire les FARC.
Régulièrement, on apprend que des mercenaires israéliens se baladent en Colombie. Souvent proches des paras et des narcos, mais aussi engagés comme formateurs auprès de l’armée colombienne. Dans l’autre sens, Carlos Castano, un leader des AUC, a été formé aux techniques de combat en Israël.
Le câble parle d’une campagne secrète mais qui aurait été portée à la connaissance des autorités vénézuéliennes, ayant pour but de trouver le campement d’un leader des FARC. D’autres câbles évoquent les contrats passés par l’actuel président, Juan Manuel Santos, qui était alors ministre de la Défense, avec des mercenaires israéliens pour avoir la tête d’un autre leader des FARC apparemment planqué au Venezuela, ou pour former l’armée colombienne.
Mais enfin, les relations Colombie –Israël sont au beau fixe grâce aux contrats passés avec les firmes israéliennes spécialisées dans la vente d’armes, uniquement à destination militaire nous précise-t-on.
Quand Evo Morales, le président Bolivien, a dit aux Etats-Unis de dégager de la base militaire de Manta, qui était une de leurs places fortes en Amérique Latine, il a été question de récupérer l’équivalent en Colombie. Les premières traces de tractations entre les gouvernements US et colombien dateraient de novembre 2006, dix mois après l’élection de Morales.
Evidemment, il ne fallait pas songer à ce que cela passe par un vote populaire ni même par le Congrès. En gros il s’agissait de « consolider » le Plan Colombie lancé en 1999, de son vrai nom « plan Colombie pour la paix, la prospérité et le renforcement de l'Etat ». Censé régler le problème des conflits internes, il a en réalité consisté à armer davantage l’armée colombienne (ainsi que ses ‘collaborateurs’).
Les Etats-Unis et la Colombie cherchaient à signer un accord de coopération militaire, ce qui fut fait mais pas aussi discrètement que prévu. Il y avait déjà eu moult accords militaires entre ces deux pays, qui collaborent dès qu’il s’agit de lutter contre les FARC[7] ou le narcotrafic. Cette fois le but était d’utiliser tranquillement les bases militaires de Baranquilla, Apiay et Palanquero, le tout étant présenté comme la suite logique d’une étroite collaboration en la matière depuis des années.
Au passage, en prévision d’une attaque du Venezuela semble-t-il, les Etats-Unis devaient mettre en place deux ans après la signature de l’accord un système de défense aérien, qui devait finalement être transféré à l’armée colombienne. Mais, il a fallu ergoter sur moult détails, comme permettre aux soldats US d’avoir des armes, la présence de civils US ou le prix des véhicules US. Les négociations s’achevaient laborieusement le 30 octobre 2009, avec un accord autorisant la présence de 600 contractuels civils et de 800 militaires US sur sept bases colombiennes et pas trois comme il était question au début desdites négociations.
En échange, la Colombie gagnait un système de défense aérien ainsi que l’accès aux armes et aux systèmes US en cas de menace à la sécurité nationale, et peut-être l’acquisition de technologie dans le domaine de l’espionnage. Pas de bol, la Cour Constitutionnelle colombienne, alertée par des ONG de défense des droits de l’homme, a mis son veto à ce beau projet parce qu’il aurait du être voté par le Congrès. Premier revers US en Colombie depuis bien longtemps, et fin de l’épisode.
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Bref, ces câbles ne nous apprennent rien. Tout ce qui y est dit était déjà connu, bien que fermement nié par les autorités colombiennes et US. Mais ils permettent d’être certains que les Etats Unis étaient eux aussi au courant du scandale de la parapolitique, et depuis longtemps, qu’ils connaissent la proximité de Drummond avec les paramilitaires, de la présence colombienne au Venezuela, etc.
Les câbles montrent quand même que les Etats Unis ne sont pas pointilleux au sujet des droits de l’homme, qu’ils ont la main sur la Colombie, que l’armée colombienne travaille avec l’armée US, et que les libertés en Colombie ne vont pas mieux avec l’ « aide » US... Encore une fois, on a dit qu’il n’y a rien de très intéressant là-dedans, on peut en juger sur pièces.
[1] Lancé en 2000, le « plan pour la paix, la prospérité et le renforcement de l’Etat » autrement appelé « plan Colombie », a été conçu en collaboration avec les types du Département d’Etat US, et financé à moitié par les Etats-Unis (3,5 milliards sur 7,5 milliards au total). L’argent a servi à armer et entraîner l’armée colombienne afin de lutter contre « les » guérillas, à savoir les FARC.
[2] Autodefensas Unidas de Colombia, l’organisation paramilitaire qui regroupe plein de bandes dans tous les coins du pays ou presque. Ils ont largement été financés par les narcos, étant à l’origine issus des bandes armées protégeant les grands proprios et les narcos, ainsi que des groupes de civils armés pour lutter contre les guérillas marxistes dans les années 60. On leur doit l’ensemble des fosses communes découvertes jusqu’à présent, et 70% des exactions du genre massacres de villageois et de syndicalistes sous prétexte de lutter contre les FARC et la drogue. Quant au financement, il vient essentiellement du trafic de drogue.
[3] Pas de chance pour lui, on a attrapé l’ordinateur de son bras droit avec pas mal de noms de politiciens, ce qui fut à l’origine du scandale de la « parapolitique ».
[4] D’après le directeur de la Commission colombienne des juristes, une ONG qui défend les droits de l’homme, entre le cessez-le-feu en 2002 et décembre 2005, on a compté 2.700 meurtres commis par les paramilitaires, 770 violations du cessez-le-feu, dont seulement deux ont été jugées. Accessoirement, en janvier 2006 on avait retrouvé 9.000 armes pour 14.000 paras qui avaient rendu les armes…
[5] Très proches du narcotrafic et des différents cartels, ils s’en sont pris à des villageois accusés de collaborer avec les FARC, à des indiens, à beaucoup de gamins des rues, à des syndicalistes, des élus locaux et autres militants des droits de l’homme. La spécialité de ces escadrons, c’était de torturer les habitants de certains hameaux pendant des jours, ou de faire déplacer des villages entiers, comme à Alto Naya en 2001, où 90 paras ont assassiné 120 personnes et fait déplacer 4.000 autres, celui de Betoyes en 2003, ceux de Medellin en 2002 et tellement d’autres, souvent réalisés grâce à une aide logistique de l’armée si ce n’est plus. Souvent aussi, le prétexte était de « lutter contre les FARC ».
[6] Des défenseurs colombiens des droits de l’homme ont accusé le DAS d’avoir réalisé des écoutes téléphoniques, des interceptions de courrier électronique, ainsi que divers vols d’archives et de menaces.
[7]Notamment, comme le montre un câble de 2006, via un soutien US en matière de renseignement. Ou via une aide matérielle et un entraînement aux forces armées colombiennes, comme avec le Plan Colombie